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Hommage à Raoul Nordling par JJ Dumoret - Discours

Page 2 sur 3: Discours

DISCOURS

 

Prononcé le 15 décembre 1949, par M. J.-J. DUMORET, avocat à la Cour, ancien député, président de l'Association des Anciens Elèves de JANSON DE SAILLY, lors de l'inauguration d'une plaque en l'honneur de M. Raoul NORDLING, consul général de Suède, et de la remise qui lui fut faite de la Croix de guerre par le président HERRIOT. 

 

 

Monsieur le Consul Général, Mon Cher Grand Ami,

On ignore tout d'Akademos, sinon qu'il fut citoyen d'Athènes et légua à la Cité de vastes terrains, où les platanes alternaient avec les oliviers... et, ce faisant, il est devenu le parrain de toutes les académies du monde.

Il y a 120 ans, jour pour jour, décédait à Paris, un richissime inconnu, avocat à la Cour royale, dont le nom est devenu célèbre dans les quatre parties du globe, parce que conscient de ses déboires matrimoniaux, il avait eu le bon goût de nous abandonner, pour l'édification de ce lycée, les herbages de Passy, dont il disposait, afin de les soustraire à l'épouse infidèle.

La renommée portera longtemps sur ses ailes les noms d'Akademos et de Janson de Sailly, sans qu'aucune de leurs actions soit demeurée dans la mémoire des hommes, tant il est vrai que la gloire est trop souvent usurpée, que l'histoire n'est pas une science mais un art, et qu'on y supplée par l'imagination.

Instruits par ces exemples et soucieux de l'avenir, sans attendre que l'oubli tisse lentement sa trame, nous avons voulu que soit définitivement fixée pour les générations futures, l'expression brève mais essentielle de ce que vous doivent Paris et la France.

Il vous a plu que cet hommage vous soit rendu dans cette école, où vous avez appris à penser, où votre vie spirituelle, votre formation morale se sont ébauchées.

Nous avons convié, pour vous faire cortège, des amis, des témoins de la plus rare qualité : Son Excellence l'Ambassadeur de Suède, et les représentants des puissances alliées, les présidents de nos assemblées, les membres du gouvernement et du Parlement, le président et les membres du Conseil municipal de Paris, ses deux préfets, ses autorités religieuses, les plus hauts représentants des corps constitués et, plus particulièrement, de cet institut de France, qui, en vous appelant à lui a su s'honorer en vous honorant.

Les anciens de Janson, vos compatriotes, vos amis ont répondu nombreux à notre appel.

Pour vous fleurir d'un peu de jeunesse, chaque classe a délégué son plus digne représentant. Les élèves des Grandes Ecoles ont formé la haie d'honneur. Pouviez-vous souhaiter plus belle guirlande du « blé qui lève » ? Ils résument tous nos espoirs et seront les messagers de nos traditions.

Ils pourront dire, plus tard, à leurs enfants, qui le rappelleront à leurs enfants, qu'ils ont vu le Grand Ami de la France, auquel on doit que Paris ait été préservé.

Ne sont-ils pas au surplus exactement informés, puisqu'en guise de préface à mon propos, il leur fut donné pour thème de composition: « La lettre de remerciements d'un lycéen de Paris à Monsieur Raoul Nordling ? »

Leurs savants maîtres ont tenu aussi à vous faire escorte, dans le cadre intime de cette salle de gymnastique, où vous avez autrefois connu tant de triomphes.

Si modeste en soit le décor, il apparaîtra suffisant à vos yeux puisque les emblèmes de la France et de la Suède y sont entremêlés.

N'y a-t-il pas entre nos deux pays des liens séculaires ? On vous nomme aujourd'hui les «Français du Nord» ou « Les Parisiens du Septentrion» mais déjà Tacite enseignait que les Suions, vos ancêtres, différaient peu des Gaulois de César.

De telles affinités ont présidé à la création du glorieux « Royal Suédois », dont les colonels de Sparre, Lenck, Appelgrehn, Fersen, ont, avec un même bonheur, servi nos deux nations.

Pas un Français n'oublie l'héroïque sacrifice des volontaires Suédois, qui combattirent pour nous en Algérie, au Mexique, en 1870, en 1914.

Que d'échanges spirituels entre nous! Comment les rappeler tous?

- Christine de Suède avait protégé Descartes.

- Voltaire célébra Charles XII.

- Mais Strindberg et Selma Lagerlof furent des chefs d'école pour notre théâtre et notre roman contemporains.

Si tant de vos artistes, comme Roslin, Hall et Lavreince ont marqué chez nous leur empreinte, il est certain qu'au XVIIIe siècle, la Suède fut une des terres d'élection de l'Art français.

Vous aviez appelé Chauveau, Foucquet et Bouchardon.

Nos artisans ont décoré le château royal de Stockholm. Le Mécénat du comte de Tessin et le règne du grand roi Gustave III ont parachevé cette influence.

En sauvegardant les trésors artistiques de Paris, vous avez fait plus que nous rendre au centuple, ce que nos peintres, nos sculpteurs et nos architectes avaient pu vous offrir ou vous inspirer.

Je gage qu'en franchissant ce matin, ce porche familier, vous avez évoqué le jour semblable d'un automne déjà ancien, où vous y parveniez essoufflé par une course rapide, arrivant de Neuilly, banlieue perdue qu'aucun métro, taxi, autobus, ou même véhicule hippomobile ne reliait encore à la capitale.

Votre frère Erik, trop tôt disparu, vous y avait précédé, illustrant déjà les palmarès du nom de NORDLING.

Votre frère Rolf, devait vous y suivre dix ans plus tard, s'y forger l'âme d'un chef d'industrie, doublée de celle d'un artiste.

Trois de vos neveux y ont perpétué votre souvenir. Vous êtes donc bien de chez nous. Vous saviez choisir vos amis : Werhlin, Belluc, Jacques Debré, ingénieurs et financiers, de Saint-Quentin le diplomate, Roland Marcel le préfet, Supervielle le poète. Votre camarade Tenon s'essayait alors à la Farce classique, ou mettait en scène des chahuts irrésistibles, préludes aux revues célèbres qu'il devait signer « Rip}}. Vous l'arrachiez, non sans peine, aux représailles des «Forts en thèmes» trop austères.

On vous appela le "Lion du Nord".

Delà, vous protégiez l'esprit, et aviez le souci de la personne humaine.

 

Déjà votre courage était au service de la Justice.

Tout votre avenir était inscrit dans votre adolescence. Dès votre quinzième année, l'on vous emmenait, le jeudi, chez l'inventeur de la dynamite, Alfred Nobel, qui, à l'inverse de l'apprenti «sorcier », loin de professer l'art de détruire, souhaitait que sa découverte ne servit que le progrès humain.

Vous l'entendiez disserter sur la fraternité des peuples et la paix universelle, aux apôtres desquels il devait léguer sa fortune, en instituant Gustave Nordling, Consul de Suède, votre père, l'un de ses exécuteurs testamentaires.

Faut-il voir dans cette rencontre un hasard providentiel ? J'incline à penser que la Providence a des prémonitions, qui nous échappent, et qu'elle organise avec sagesse et précision la fatalité, qui s'impose à nous.

Nobel, gloire de la Suède, ami de la France, avait choisi de par le vaste monde, Paris pour y goûter la douceur de vivre. Sa mémoire sera satisfaite, puisque, par un arrêt bienfaisant et que j'imagine concerté du destin, lorsque Paris s'est trouvé menacé, c'est vous, Raoul Nordling noble sujet de la noble Suède, qui l'avez préservé!

Comment évoquer le souvenir de votre père, sans rappeler l'attachement qu'il nous avait marqué, en vous donnant une mère française, en refusant des postes trop lointains, pour se consacrer en 1914, a des œuvres de guerre charitables, dont celles des colonies étrangères.

Il n'avait point, pour autant, manqué aux traditions ancestrales, habituant ses hôtes parisiens aux coutumes de votre pays.

Pour parfaire une telle formation, il ne vous restait plus ...  qu'à apprendre le suédois.

A 19 ans, vous vous arrachiez à vos amitiés françaises.

Dans l'Ile de Gotland, on vous enseignait le métier des armes, et, d'emblée, quelques mois plus tard, vous entriez dans une autre école, celle de la vie ... Vous ne vous y attardez pas.

A 23 ans, vous êtes vice-consul, presque aussitôt consul général, vous êtes parmi nous depuis 45 ans, et le très alerte, mais authentique doyen du corps consulaire!

Entre-temps, vous épousiez une française. Qu'il nous soit permis de l'honorer avec vous.

Survient la guerre de 1939. Vous alliez donner à votre deuxième Patrie le gage d'une inépuisable affection.

Fermement attaché à votre roi et fort de la confiance qu'il vous témoigne, vous allez réaliser ce prodige de respecter les lois de la neutralité, en n'acceptant jamais d'être neutre.

Neutre, selon, littré, se dit biologiquement, des «individus asexués» les physiciens tiennent pour neutres «les corps qui ne présentent aucun «phénomène électrique» et les grammairiens «les verbes dont l'action ne sort pas du sujet ». Votre énergie, votre dynamisme, votre comportement s'insurgent contre de telles définitions. Vous avez violé tout ensemble, les règles de la grammaire, de la physique et de la biologie ...

Vous n'avez jamais pu résister aux élans de votre cœur généreux.

Je voudrais que le mien fût à la mesure du vôtre pour vous exprimer au nom de 35.000 de mes camarades, connus ou inconnus, notre gratitude infinie, mais aussi unanime.

Si, de par le monde, trop d'individus n'ont souci que d'établir la comptabilité de leurs rancunes, ceux qui vous entourent aujourd'hui sont venus dresser le bilan de la reconnaissance qui vous est due.

Les Français, que les conjonctures semblent parfois diviser, sont en réalité à la recherche perpétuelle de ce qui pourrait les unir.

Vous pourrez garder la fierté d'avoir groupé sur votre nom tous les Fils de France.

L'histoire est toujours confuse, et ses jugements sont prématurés, quand, dans son impérieux besoin d'actualité, elle n'accueille que les nouvellistes, en mal de copie, ou les partisans en quête de querelles, cependant que l'immense majorité des témoins demeure silencieuse. Voici que s'expurgent et se décantent les archives, et que nous apparaissent dans la réalité des faits, plus claires et plus pures, incontestables, les nobles figures de nos héros.

- Juin 1940. Les ambassadeurs ont rallié Vichy. Votre poste prend une importance exceptionnelle. Vous allez, sans répit secourir toutes les détresses et toutes les misères, assisté de M. Forssius, votre distingué Consul.

- Août 1944. L'Allemagne a perdu la guerre. A Caen, la Gestapo en déroute, assassine les prisonniers, dont elle ne peut plus assurer le transfert. Une tel carnage va-t-il se multiplier ?

Devant le massacre imminent, vous surgissez de votre seule initiative, fort de votre seule volonté, froide et résolue.

Rejetant tous les formalismes, tous les protocoles, vous allez arracher à la tuerie les derniers otages.

Et pied à pied, minute par minute, esquivant les risques, opposant aux obstacles, aux consignes de sauvagerie, aux silences redoutables de l'occupant, une ténacité inébranlable, vous avez vaincu, alors que tant d'autres auraient désespéré.

Jamais démonstration plus émouvante ne fut faite de la puissance de l'idée-force, dont vous aviez reçu ici l'enseignement.

- Le 6 août, vous usez de la voie diplomatique. Econduit, mais non rebuté, vous multipliez les démarches. Intervenant pour le secrétaire général de l'Ecole normale, vous vous heurtez à cette réponse: « Ecole d'assassins. »

Vous m'en voudriez de ne pas rendre un public hommage à celui qui, alors, vous assiste et vous soutient, M. Naville, consul de la Suisse généreuse, créancière de l'humanité, parce que pitoyable à toutes les souffrances.

La cadence des déportations s'accélérait : hommes, femmes et enfants étaient entassés jusqu'à cent vingt dans des wagons à bestiaux, pour des voyages qui duraient parfois six jours! L'horreur de telles informations stimule votre activité. Sur vos instances, la Croix-Rouge est autorisée à ravitailler ces malheureux, à secourir les malades.

Le 16 août, vous entrez en contact avec la Résistance, et vous recevez son approbation.

Le 17, Von Choltitz vous renvoie au chef de l'administration militaire allemande. A 13 heures, vous aviez en mains un contrat vous confiant la garde et la responsabilité des prisonniers sans exception, qu'il soient détenus dans les prisons ou dans les camps, ou même déjà parqués dans les trains d'évacuation. L'application de cet accord était immédiate.

Accompagné du président de la Croix-Rouge, sans prendre ni repos, ni nourriture, en 48 heures, vous libérez les malades du Val-de-Grâce, de la Pitié, de Saint-Denis, les détenus de Villeneuve-Saint-Georges, de la Santé, de Fresnes, de Drancy. Vous courez à Compiègne, où la Gestapo poursuit vos voitures.

Dans la matinée du 19 août, vous revoyez Choltitz et vous arrachez de justesse au massacre les femmes et les enfants, qui se trouvaient encore à Romainville.

Cette salle ne pourrait contenir ceux qui vous doivent la liberté ou la vie: ils sont 4213! Encore faut-il y adjoindre les jeunes F.F.I. capturés à Neuilly, et les agents retranchés au Grand-Palais, qu'on allait exécuter et dont vous avez obtenu la grâce ...

- Votre tâche n'était pas achevée. Le sort de Paris allait se jouer.

 

Les divisions allemandes en retraite se replient sur la ville, et vont peut-être la traverser. Il est possible que l'ennemi veuille retarder l'avance américaine, anglaise et canadienne en obligeant les alliés à faire le siège de la capitale. Le délégué général du général de Gaulle, incline donc vers la temporisation. Mais l'insurrection éclate, sporadique d'abord, puis la préfecture de police est occupée.

Choltitz a reçu l'ordre d'effectuer les destructions les plus étendues, de faire sauter les 62 ponts du grand Paris, d'exercer les représailles les plus sanglantes et, par un ordre postérieur, de combattre et de s'engloutir sous les décombres de la capitale.

Alors vous vous dressez, et face à face avec celui qui pouvait, ne fut-ce qu'en déclenchant la bataille, permettre un tel attentat, vous lui criez:

« Il n'est pas possible que Paris, cette ville unique, au passé si riche, avec ses monun1ents admirables, soit réduit en cendres. » Vous montrez à l'Allemand que l'Histoire le jugera, qu'il n'a pas le droit de commettre un tel forfait. « Paris, lui dites-vous, n'appartient pas qu'à la France, Paris appartient au monde, à l'Humanité. »

L'Allemand hésite, exige de traiter avec les représentants de la France.

Vous ripostez: « La France, se sont les insurgés ... » Première victoire. La résistance est consacrée. Elle vous choisit, tout naturellement, pour médiateur.

Les chars ennemis se dirigent vers la cité.

Sans doute, Choltitz peut anéantir la préfecture.

- « Mais aussi, lui dites-vous, Notre-Dame et la Sainte Chapelle! »

- « Si les fusils se taisent, poursuit-il, c'est que la Résistance est réellement une force organisée. »

Alors vous négociez - avec quelle maîtrise ! - l'arrêt des hostilités et des exécutions d'otages.

La trêve salvatrice intervient. Limitée d'abord, elle s'étend, puis se prolonge. Deux jours et deux nuits s'achèvent. Les alliés approchent.

Le 22 août, la trêve est rompue, mais Choltitz l'ignorera.

Une pluie diluvienne entrave toutefois les combats. Ils reprendront activement le 23.

Le désastre pourrait encore s'accomplir.

Non, car, entre-temps, vous décidiez d'atteindre le quartier général allié.

Tant de luttes, tant d'efforts ininterrompus vous ont épuisé. Votre frère vous supplée et traverse les lignes allemandes.

L'état-major modifiera ses plans. L'armée française libérera la capitale.

Le 24 au soir, les premiers chars de Leclerc étaient à nos portes.

Les cloches de tous les clochers portaient la nouvelle et sur la ville bondissait l'écho répercuté de leurs allégresses.

Le lendemain, vous transmettiez à l'ennemi, l'ultimatum du général Billotte.

Paris était sauvé !

Le miracle de sainte Geneviève s'est renouvelé. La ci té deux fois millénaire a survécu.

Paris est là, debout, qui allie la grandeur de Rome à la beauté d'Athènes !

Notre-Dame est intacte sur les fondements de Tibère. Paris où le genre humain est venu se concerter, Paris, école pour Charlemagne, forteresse sous Philippe-Auguste, imprimerie de Louis XI et cabaret de François 10<, conserve l'académie de Richelieu, ce concile des intelligences !

Les vents de l'esprit gonfleront encore les voiles de sa nef.

Son foyer d'art n'est pas éteint.

La mission subsiste de cette cité universelle, où rien ne manque de ce qui est ailleurs, où tout se trouve, s'y résume et s'y épanouit.

Paris est libre, enfin, qui proclamait, voici 32 lustres, les droits de l'homme.

Savourons, puisqu'elle nous rassemble, l'évocation d'une victoire, dont les rumeurs s'éloignent.

Confondons dans le même amour tous les artisans d'une heure si pleine, où tous les oœurs étaient confondus. C'est votre vœu. C'est le nôtre.

Mais laissez-nous cependant marquer aujourd'hui d'une pierre blanche la place légitime qui vous revient.

Vous pouviez rester au-dessus ou en dehors de la mêlée.

Vous vous y êtes jeté corps et âme, acceptant tous les risques, toutes les responsabilités.

La réussite assurée, votre seule fierté a été d'associer votre pays au bien que vous nous aviez fait.

Il m'a fallu forcer votre scrupule, pour que nous donnions enfin libre cours à notre immense gratitude.

Les hommes considérables, qui sont à vos côtés, attestent que tout l'esprit de notre peuple est là, près de vous, en ce jour, assemblé.

Au nom de mes camarades, j'aurai dans quelques instants la joie très douce et très profonde, et depuis longtemps poursuivie, de vous remettre le prix le plus exceptionnel que les anciens élèves aient jamais décerné.

Pour la pérennité de notre souvenir et notre reconnaissance, nous avons gravé dans le marbre que vous avez bien mérité de la France.

 

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