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Discours d'Odette Christienne lors du dévoilement d'une plaque commémorative en hommage à Raoul Nordling

Discours de Madame Odette Christienne, Adjointe au Maire de Paris Chargée de la Mémoire, du Monde Combattant et des Archives.

Dévoilement d'une plaque commémorative en hommage à Raoul Nordling

Vendredi 14 septembre 2007 à 15h15, Square Raoul Nordling XIe Arrondissement.

Monsieur le Maire, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames et Messieurs,

La Ville de Paris est avare de ses hommages. Elle ne les rend qu'à ceux de ses fils – fussent-ils de cœur – qui ont acquis des droits tout particuliers à la reconnaissance des Parisiens. Raoul Nordling est de ceux là.

Parmi les hautes figures qui ont marqué de leur empreinte la libération de notre ville, son nom demeure à tout jamais gravé dans le souvenir de nos concitoyens. Ce nom, c'est celui d'un homme dont le dévouement passionné et l'énergie inlassable sauvèrent la vie de tant de résistants emprisonnés et assurèrent – dans une très large mesure la sauvegarde de Paris qu'Hitler avait promis à l'anéantissement total. Qu'il nous en souvienne
A l'été de 1944, à l'instar de son compatriote Raoul Wallenberg qui, à Budapest, s'emploie à soustraire à la mort des milliers de Juifs, Nordling attestera dans l'action que neutralité n'est en rien synonyme de désintérêt ou de prudence, qu'elle est un engagement. Il est de ceux – trop rares – qui, appelés à prendre soin du monde, savent transcender le souci de soi. A cette transcendance, Montesquieu donnait le nom de vertu.
Raoul Nordling en effet – loin de la figure bruissante et solaire d'un Orson Welles qui l'incarna à l'écran dans Paris brûle-t-il ? – c'est l'action discrète, résolue, efficace, l'art de saisir l'occasion par les cheveux, de faire face, de répondre présent aux rendez-vous de l'histoire et de l'instant. Or ces moments de terrible acuité – où le destin oscille entre promesse de victoire et celle du chaos – furent – dans l'effervescence et l'emportement des jours de la Libération – le lot commun.
Depuis le 6 juin, dans une atmosphère de fièvre et d'exaltation, le pays tout entier, rivé au même espoir, suit la progression irrésistible des Alliés en Normandie, en Bretagne, en Provence bientôt. A Paris, l'incertitude le dispute à la gravité, et l'inquiétude à un sentiment de force contenue. Quant à l'occupant s'il montre des signes manifestes de fébrilité, voire d'affolement, il demeure redoutable, formidablement embusqué dans ses points d'appui. Et la répression qu'il exerce n'a pas cessé.
En ce jeudi 11 août 1944, arpentant son appartement dont les hautes fenêtres donnent sur les frondaisons du Bois de Boulogne, Raoul Nordling est préoccupé. Il trace et retrace l'inventaire de tous les Allemands qu'il connaît. Et le consul général de Suède en connaît quelques-uns. En sa qualité de doyen du corps consulaire de la capitale, il fut régulièrement invité à leurs réceptions officielles.
Aujourd'hui, il cherche à atteindre le baron de Poch-Pastor et Emil Bender, tous deux agents présumés de l'Abwehr et seuls susceptibles d'appuyer sa démarche. Nordling – de fait – a besoin qu'on lui ouvre des portes. Celles du nouveau gouverneur militaire de Paris d'abord, et plus encore celles qui cadenassent les cellules des prisonniers politiques et des Juifs en instance de déportation, qu'il veut placer – au plus tôt – sous la protection de la Croix-Rouge.
Pour tous les prisonniers de la gestapo, pour les quelque 3 200 prisonniers politiques de Fresnes et du sinistre fort de Romainville, pour les 1 500 Juifs emprisonnés dans les bâtiments du camp de Drancy, ces matins d'août sont en effet des matins d'attente et d'espoir. Mais aussi d'une profonde angoisse.
Nordling n'est pas sans ignorer qu'à Caen et à Rennes, les S.S. – avant de battre en retraite – ont massacré leurs prisonniers. Il est convaincu qu'un scénario identique peut se reproduire à Paris. C'est pourquoi, durant ces derniers jours, sans relâche – alors même que les nazis orchestrent les ultimes convois de déportation vers les manufactures de la mort –, le consul a remué ciel et terre pour obtenir que les prisons parisiennes soient placées sous sa responsabilité et celle de la Croix-Rouge. Il est intervenu auprès de Laval, de l'ambassadeur allemand, Otto Abetz, auprès du général S.S. Karl Oberg. Las, toutes ses démarches ont jusque lors échoué. Mais bientôt la Gestapo partira, remplacée par la Wehrmacht – et si l'irréparable n'a pas été commis – le sort pourrait se montrer plus favorable, lui donnant l'occasion d'intercéder auprès du nouveau gouverneur de Paris.

Aussi tenace que discret, Raoul Nordling – grâce à l'entremise de Bender – parvient enfin à rencontrer von Choltitz le 17 août. Avec l'aval de ce dernier, il obtient la précieuse signature du dernier représentant du Commandement militaire de Paris, le major Huhm. Elle paraphe un texte qui ordonne aux autorités pénitentiaires allemandes de cinq prisons, trois camps et trois hôpitaux de remettre tous leurs prisonniers au consul de Suède.
Nordling – cependant – n'est pas homme à se contenter d'un accord formel. Aussi se rend-il en personne sur les lieux de détention pour s'assurer de sa pleine application. C'est à Fresnes qu'il se voit remis les premiers prisonniers. Ils sont plus de cinq cents, dont les condamnés à mort. Le consul surveille avec émotion mais aussi impatience le rassemblement des détenus. Il se sait dans l'urgence. Dehors, sa Citroën noire arborant pavillon suédois l'attend pour le conduire au camp de Drancy, au fort de Romainville et au camp de Compiègne. Et sauver de nouvelles vies.
D'autant qu'en ces journées dramatiques, Nordling doit bientôt affronter une autre urgence. A l'heure même où lui et ses collaborateurs sont accaparés par la libération des prisonniers, Paris se soulève. La Préfecture de police est bientôt occupée, Amédée Bussière déposé par Charles Luizet. Elle devient la matrice d'une insurrection qui ne tarde pas à faire ses premières victimes. En ce 19 août, Dietrich von Choltitz découvre – stupéfait – les cadavres des premiers soldats allemands, dont les pertes s'élèveront pour cette seule journée à une cinquantaine d'hommes et une centaine de blessés. Devant les membres de son état-major réunis, il affirme sa volonté d'écraser les insurgés de la Préfecture de police.
Nordling, désormais en contact régulier avec von Choltitz, déploie des trésors d'intelligence et de diplomatie pour dissuader le général allemand d'appliquer l'ordre formel de Hitler de destruction de la Ville lumière. Il sait von Choltitz en prise avec sa conscience d'homme et de soldat. Il le sait également harcelé par les appels répétés d'Alfred Jodl qui n'a de cesse de le questionner sur l'état d'avancement de la destruction des infrastructures de la capitale. Il le sait enfin préoccupé par le sort de sa famille que sa désobéissance aux ordres d'Hitler pourrait livrer à la vengeance nazie, toujours plus féroce après l'attentat raté du 20 juillet.
Nordling ignore cependant que l'officier prussien qui campe devant lui – rigide, replet et monoclé – a participé sans états d'âme à l'écrasement de Rotterdam et Sébastopoll. Il ignore également que Choltitz a programmé pour l'aube du dimanche 20 août de réduire l'insurrection par un bombardement.
Nordling a néanmoins conscience d'engager une épreuve décisive. Il va lancer toutes ses forces pour éviter l'endentement irréversible de l'engrenage qui conduirait au chaos. « Anéantir Paris – répète-t-il inlassablement à Choltitz – ce serait un crime que l'Histoire ne pardonnerait jamais. »1) C'est dans ce dessein qu'il propose au général allemand « un cessez-le-feu temporaire pour ramasser les blessés et les morts. » S'il est respecté, on pourra le prolonger. Et gagner ainsi un temps précieux.
De l'audacieuse proposition, Choltitz – d'abord surpris – comprend, à la réflexion, qu'il peut tirer avantage. L'arrêt des combats permettrait à la ville de recouvrer progressivement son calme, ses troupes mobilisées contre les insurgés se trouveraient libérées pour d'autres tâches tandis que seraient assurées les voies de communication à travers la capitale pour les unités en retraite.
Mais surtout, si l'expérience d'un cessez-le-feu se trouve couronnée de succès, l'attaque aérienne prévue à l'aube – pour écraser l'insurrection – devient sans fondement. Une attaque dont von Choltitz a conscience qu'elle constituerait un geste irrévocable. Il demande toutefois que son nom n'apparaisse pas dans la négociation. Il sait que le principe même d'un cessez-le-feu est contraire aux ordres comminatoires qu'il a reçus d'Hitler et du Feldmarschall Model. Ordres qui prescrivent la lutte jusqu'au bout et la destruction de la capitale.
Bientôt la trêve – certes contestée – apporte une détente miraculeuse. Mais elle ne tient pas, rejetée par le Comité National de la Résistance. Elle a cependant offert un répit providentiel sans lequel la Préfecture de police et peut-être l'île de la Cité tout entière ne seraient plus à cette heure qu'un amas de décombres. 
Pour autant, Raoul Nordling ne se retirera pas de l'action avant qu'il n'ait atteint son but : épargner Paris, épargner des vies. Ainsi, il contribue – le dimanche 20 août – à la libération de trois chefs de la Résistance, que les services de sécurité allemands viennent d'arrêter et de transférer à l'hôtel Meurice, siège du Gross paris : Roland Pré, Emile Laffon et par-dessus tout Alexandre Parodi, le représentant personnel du général de Gaulle dans la capitale. Dormant peu, faisant fi du souci de soi-même, il travaille – dans le même temps – à assurer le ravitaillement de la capitale.
A bien des égards – notera-t-il dans ses Mémoires – «J'agissais, non pas en qualité de consul général de Suède, mais en simple particulier, en citoyen de Paris. Je ne pouvais de toute façon oublier que j'étais né dans celle ville et que, pour ainsi dire, je lui appartenais aussi. »
C'est encore par l'entremise de son frère Rolf qu'il participe à la dernière tentative pour éviter à Paris le sort réservé à Varsovie : Nordling en effet – épuisé par tant d'efforts, victime d'une crise cardiaque le 22 août – n'a pu se joindre à la délégation dépêchée auprès des Alliés pour les presser de marcher vers Paris. Une mission déjà exécutée par plusieurs émissaires dont le commandant Roger Gallois, envoyé de Rol-Tanguy. Et qui a conduit les Alliés – recoupant toutes les informations fraîches sur la situation dans la capitale – à revoir leur plan et à lancer – à marches forcées – la 2' D.B. et la IV' division U.S. sur la ville.
C'est enfin – le 25 août au matin – par son truchement qu'est remis à von Choltitz l'ultimatum du colonel Billotte. Quelques heures plus tard, le dernier gouverneur allemand appose son paraphe au bas de l'acte de reddition. Paris est sauf !
Raoul Nordling accueille la nouvelle avec émotion, et soulagement. Pour cet homme qui – tout au long de ce périlleux mois d'août 44 – aura été au rendez-vous de l'Histoire en marche, se sera engagé avec une ardeur inlassable au service de Paris et de ses habitants, le temps est venu de quitter la scène.
Mais Paris n'oublie pas. Fait Citoyen d'Honneur de notre ville en 1958, entré dans l'immortalité urbaine grâce à ce lieu qui porte son nom, son souvenir ne nous a pas quittés. Depuis près d'un demi- siècle qu'il a disparu, toujours la force de son engagement, son autorité intellectuelle et morale continuent de parler d'une voix forte à nos cœurs et à nos consciences. Ni moins présent, ni moins proche, il poursuit sa route à nos côtés.
Car Nordling nous a légué un esprit, un exemple, une inspiration. Que tout destin suppose d'abord une volonté. Qu'il appartient à chacun – loin de la candeur ou de l'apathie – d'être le détenteur de la capacité d'agir. Qu'ainsi nous sommes comptables de notre vie, que nous avons le pouvoir de lui donner forme, que telle est notre grandeur et notre dignité.
Puissent nos concitoyens, puisse notre jeunesse, arpentant ce square, levant les yeux vers cette plaque qui rappelle sa contribution cardinale, lire les mots qui y sont gravés et entendre ce qu'ils résument d'intelligence, de dépassement et de courage. Puissent-ils – dans leur horizon d'attente – y recueillir un peu de notre Histoire, une promesse de Cité, et garder vivante l'idée d'une dette envers les hommes d'autrefois, sans laquelle la vie ne serait que vanité.

1) Raoul Nordling Mémoires.

 

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